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Le client

  • Galerie L'Entrée des Artistes
  • 17 mars
  • 4 min de lecture


Il passe. Il revient. Il ralentit, jette un coup d’œil sans en avoir l’air, et repart une nouvelle fois. Même si nos regards ne se sont pas croisés, il est conscient que je le scrute. Comment pourrait-il en être autrement ? De mon bureau en contrebas, je dispose d’un poste d’observation magistral et, grâce à la vitrine immense de la galerie, rien de ce qui se déroule dans la rue ne m’échappe. Cela inclut ses va-et-vient inquisiteurs. Socrate, qui dort sur le paillasson, ne réagit pas à son manège.

Plusieurs minutes s’écoulent. Le voici qui réapparait dans mon champ de vision. Cette fois-ci, il a une baguette à la main. Un indice : il doit être du quartier, bien que sa silhouette et sa démarche dynamique ne me soient pas familières. Cette fois, Socrate redressa le museau avant de le reposer sur le sol.

L’homme s’arrête. Je peux enfin le détailler à ma guise. Une chevelure blanche entretenue avec soin dépasse des bords de son chapeau de feutre brun. La peau froissée de son menton et de ses joues ainsi que son pantalon en velours côtelé indiquent son âge avancé. Quatre-vingts ans, je dirais. Il m’évoque les derniers autoportraits au pastel de Chardin qui s’immortalise au fur et à mesure que les années passent.

Il porte une de ces vestes marron et kaki dont les manches sont renforcées par deux coudières en cuir. Elle m’évoque l’aristocratie anglaise. Cependant, quand je dirige mon regard vers ses pieds, je ne découvre pas de chaussures vernies, mais le dernier modèle de kickers à la mode. Surprise, je cherche les traits de son visage que son couvre-chef tente encore de me cacher. Il penche la tête en direction d’une des sculptures de Marie-Madeleine Vitrolles et me dévoile son regard. Ses petits yeux ronds concentrés détaillent l’œuvre. Manifestement, il admire le travail de la matière.

Il fait un pas en arrière pour profiter de la silhouette élégante de Donia. Je le vois succomber à son charme. Ces statues s’apparentent à des déesses de l’Olympe à la beauté intemporelle descendues sur terre pour marcher parmi les humains.

Il se rapproche de nouveau, détaille la ligne de la pièce, s’extasie devant le grain de la céramique. Pas de doute, c’est un amateur, j’irais même plus loin : il est collectionneur. Il n’y a qu’eux qui s’octroient ainsi les minutes nécessaires à admirer une œuvre, à apprivoiser les sensations et le désir qu’elle fait naitre. Il porte sa main libre à sa poche, prend du recul. Je reconnais aussitôt cette hésitation : que sa femme va-t-elle bien pouvoir dire s’il ramène une nouvelle pièce chez eux sans la consulter ? Je n’ai qu’une envie : me lever pour le rassurer. D’expérience, je sais qu’elle va adorer. Qu’il rentre et je lui expliquerai : il n’a qu’à présenter son achat sous la forme d’un cadeau qui lui est destiné. Elle sera conquise.

Il faut savoir que les conjoints sont la mort des galeries d’art. Leur seule existence provoque questionnements inutiles, atermoiements perpétuels, décisions chancelantes et élucubrations interminables. Parfois, les clients hésitants reviennent accompagnés de leur moitié. Je me prépare alors à faire le deuil de la vente. Certains époux ou épouses refusent d’entrer tandis que la plupart passent le seuil de la boutique, mais en conservant un air pincé, comme s’ils devaient compenser par un scepticisme affiché l’excitation enfantine de leur mari ou de leur femme, et exposer tout haut leur désagrément d’avoir été trimballés jusque-là. L’amateur le ou la traine devant l’œuvre sur laquelle il a jeté son dévolu et lui enjoint « regarde, regarde, comme cela ferait bien dans le salon ». Le second avance alors la lèvre inférieure dans une moue dubitative ponctuée d’un « je ne sais pas » flanquée d’un « c’est trop grand » ou « c’est trop petit » ou encore « c’est cher pour ce que c’est ». En effet, ils possèdent la capacité hors du commun de connaitre les prix sans ouvrir les catalogues… Même le charme de Socrate demeure inefficace face à la mauvaise fois affichée.

Mais, dans le cas présent, ce ne sera pas le cas. L’homme parait bien trop intéressé et n’a pas jeté un seul regard à l’anneau qu’il porte sur sa main gauche. Je le sens ferré. Il s’imagine déjà installer son achat dans la salle à manger et hésiter sur le meilleur endroit pour la mettre en valeur. Sur la cheminée ? Sur la commode ? 

La magie du coup de foudre opère. Son sourire s’élargit, ses pommettes grimpent d’excitation vers ses yeux qui étincellent d’un nouveau plaisir. Il se tourne, avale les quelques pas qui le séparent de l’entrée. Réveille Socrate qui s’est rendormi. Je me lève en même temps pour appuyer sur le bouton qui déverrouillera le système de sécurité et lui permettra de rentrer. Il pousse la porte au moment même où je joue du mécanisme. Il pénètre enfin dans la galerie en délogeant Socrate de son poste d’observation.  

Il reste toutefois sur le palier et ne descend pas l’escalier. Il ouvre la bouche. Il va me demander le prix, c’est certain.

— Bonjour madame, je me demandais où vous trouvez les socles de vos sculptures. Sont-ils à vendre ?

 
 
 

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25, rue des Tournelles 75004 Paris, France

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